Cosmopolite revendiqué, Wieland considère la liberté de la presse comme un de nos biens les plus chers, sans lequel notre culture serait privée de son fondement. Aujourd’hui, ce flux d’information et cet échange font partie de notre quotidien et nous parviennent à travers de très nombreux médias, bien au-delà des seuls livres et journaux.
Dans plusieurs pays du monde, cependant, l’information est manipulée. Dans les cas les plus graves, l’accès y est même interdit.
Cette lecture entend attirer l’attention sur l’importance cruciale de cette liberté et sur les menaces auxquelles elle est confrontée. Elle vise également à défendre l’idée selon laquelle la préservation de ce « patrimoine culturel » impose non seulement aux écrivains (au sens le plus large de ce mot) de restituer fidèlement l’information, mais également à tous les citoyens libres et éclairés de faire valoir leur droit à la vérité.
Texte fondateur de la revue littéraire Teutscher Merkurs, cet essai fut rédigé entre 1785 et 1788. Face aux évolutions médiatiques et politiques que connaît notre monde, C. M. Wieland retrouve toute sa pertinence et son importance.
Arthur Lochmann
De l’Ordre des Cosmopolites et des droits et devoirs des écrivains
Wieland
Je ne suis certes qu’un simple citoyen du monde sans importance et ne joue pas le moindre rôle dans les grands événements tragiquement comiques, ou comiquement tragiques, que l’on voit se produire sur le théâtre du monde. Mais puisque je n’en ai pas moins l’honneur d’être un homme, et qu’en tant que tel je suis contraint de prendre une part plus ou moins importante aux affaires humaines, je n’ai pas pu m’empêcher de devenir un des spectateurs les plus attentifs et les plus fervents de ce grand drame passionnant, et ce depuis l’instant même où le rideau s’est ouvert jusqu’à l’heure où je vous parle. Fidèle à l’ordre dont je me revendique, je chéris une conception relativement constante des droits et devoirs des êtres humains. La nature, dit le Cosmopolite, a octroyé à chacun les dispositions nécessaires pour être ce qu’il doit être, et le cours des choses le place dans des conditions plus ou moins favorables au développement de ces dispositions. Mais elle lui laisse le soin de les cultiver et de les perfectionner. Il lui appartient de corriger les imperfections, voire les oublis, de la nature, et d’élever ses dispositions naturelles au rang d’habiletés. C’est donc de son intérêt propre qu’il en va, et il ne peut avoir de préoccupation plus urgente que d’aspirer à s’approcher au plus près de la perfection de son espèce, laquelle ne connaît pour ainsi dire pas de limites.
Dans la mesure où le déroulement de son existence ne dépend pas de lui seul – puisqu’il doit être prêt à accepter tout ce que le grand gouverneur du monde veut faire de lui – son premier devoir est d’acquérir les aptitudes les plus poussées. De grandes aptitudes, en tant qu’elles dépendent de l’exercice, de l’application, de l’effort et de la persévérance, et donc de notre volonté propre, constituent ce que les Cosmopolites appellent vertu, et les idéaux de ces aptitudes les étalons à l’aune desquels ils estiment la valeur des individus. De ce qui vient d’être dit ressort la différence entre habitant du monde et citoyen du monde. La première expression s’applique non seulement à tous les êtres humains, mais également à toutes les espèces qui se trouvent en-dessous de lui sur l’échelle du règne animal. En revanche, un citoyen du monde, au sens le plus strict et le plus noble de ce terme, ne peut désigner que celui dont les principes et convictions, par leur accord parfait avec la nature, garantissent les meilleures aptitudes.
Peter
Un des principes les plus fondamentaux de cet Ordre est le suivant : que dans l’ordre moral des choses, toute culture, toute croissance, tout progrès vers la perfection doit être provoqué par un mouvement, une alimentation et un développement naturels, doux et imperceptibles. Toute perturbation soudaine de l’équilibre des forces, tout moyen violent visant à causer en un temps réduit, par des bonds, ce qui selon le cours naturel des choses ne peut qu’être le fruit du temps long, tous les effets si puissants que l’on ne peut mesurer les forces nécessaires et suffisantes à leur apparition et court toujours le risque d’en faire trop – bref, tous les tumultueux effets des passions guidées par des conceptions partiales et par des exigences exagérées, même s’ils devaient donner naissance à de grandes choses, en détruisent beaucoup d’autres par excès de zèle et causent bien souvent un plus grand mal.
Gunther
Bien que le Cosmopolite, même animé de la meilleure volonté du monde d’approuver tout ce qui est bon, ne puisse applaudir et célébrer toutes les réglementations et tous les actes des représentants de l’État, bien qu’il voie et désapprouve fermement leurs faiblesses, leurs défauts, leurs erreurs, leurs inconséquences, etc. – bref : même s’il connaît les déficiences de la Constitution, de la législation, de la police, de l’économie et de toute l’administration, dans ses grands principes comme dans ses petits détails (éventuellement aussi les moyens d’y remédier) et ne souhaite rien plus ardemment qu’elles soient corrigées, on peut être certain qu’il n’agira jamais pour des mobiles personnels ou patriotiques, et que sous aucun prétexte il ne cherchera à perturber l’ordre public par des moyens violents et contraires à la Constitution, fût-ce pour y apporter une amélioration.
Jamais un Cosmopolite n’a intentionnellement pris part à une conspiration, à une rébellion ou aux fomentations d’une guerre civile, ni approuvé – et encore moins recommandé ou justifié publiquement – l’emploi d’un de ces moyens pour améliorer le monde.
En vertu des devoirs fondamentaux que lui impose son ordre, le Cosmopolite est toujours un citoyen paisible, même s’il peut ne pas être satisfait par la situation de la chose commune.
Dieter
Dans les États où ils vivent, les Cosmopolites respectent toutes les lois dont la sagesse, la justice et l’utilité publique est évidente – en tant que citoyens du monde – et ils s’y soumettent du reste par nécessité !
Ils veulent le bien de leur Nation, mais également le bien de toutes les autres, et ils sont dès lors incapables de fonder la prospérité, la gloire et la grandeur de sa patrie sur l’exploitation et l’oppression d’autres États. Ils se tiennent à égale distance de deux extrêmes : donner à l’homme la première place dans l’univers d’un côté, et de l’autre considérer son existence comme un jeu sans importance du hasard, une rêverie privée de tout but, de tout sens et de toute cohérence. Ils sont convaincus de la supériorité de la raison, et de ce que l’homme, abstraction faite de son apparente petitesse, n’est pas qu’un assemblage de matière organisée et animée, un outil aveugle mû par des puissances qui lui échappent, mais qu’en tant qu’être doué de pensée et de volonté il est lui-même une puissance agissante.
Corinna
La résistance est d’ailleurs un des devoirs que leur impose l’Ordre, mais uniquement dans la mesure où elle peut procéder par des voies légales. Les seules armes auxquelles ils peuvent recourir sont celles de la raison. Et dans ce type de guerre particulier, avec ses techniques d’attaque et de défense spécifiques, on ne peut faire preuve de trop d’entendement, d’intelligence, de fermeté, de sincérité et de ténacité. Lorsqu’ils ont fait tout leur possible, ils n’ont rien fait de plus que leur devoir de Cosmopolites. Mais sitôt qu’ils constatent que les esprits ardents qui veulent représenter les partisans du progrès ou les opposants à l’oppression s’engagent sur des voies dont les issues naturelles ne peuvent que conduire à ébranler l’État, sitôt qu’il apparaît que les améliorations visées seront payées plus cher qu’elles ne pourraient apporter, et au prix du bonheur des foyers, de la prospérité et de la vie de centaines de milliers d’individus, ils prennent leurs distances. Et quand la voix de la raison, qui commande la mesure en toute chose, n’est plus écoutée, ils renoncent à l’action avant de courir le risque de causer involontairement des dommages, et ne s’impliqueront pas de nouveau avant que le temps soit venu de reconstruire selon un meilleur plan, et avec l’humanité offensée qui cherche à se libérer et de se venger, ce qui menace ruine sous les agitations sauvages du fanatisme de l’esprit partisan et de la lutte acharnée du pouvoir arbitraire.
Gunther
Les Cosmopolites portent le titre de citoyens du monde dans son sens le plus propre et le plus éminent.
Car ils considèrent tous les peuples de la Terre comme autant de branches d’une même famille, et l’univers comme un État à l’intérieur duquel, avec d’innombrables autres êtres de raison, ils sont des citoyens et doivent à ce titre, dans le cadre des lois générales de la nature, favoriser la perfection du tout en faisant en sorte que chacun, à sa manière particulière, s’occupe de sa prospérité personnelle. Tout le secret réside dans une certaine affinité naturelle, cette sympathie qui dans tout l’univers s’exprime entre des êtres très semblables, et dans le lien spirituel par lequel la vérité, le bien et la loyauté de cœur unissent les hommes. Je ne connais pas de lien plus fort pour fonder une communauté qui surpasse en ordre et en harmonie toutes les autres sociétés humaines.
Wieland
« Le but de l’Ordre est d’augmenter la somme des biens de ce monde en réduisant, autant que cela est possible sans causer de dégâts, la somme des maux qui oppriment l’humanité. »
Peter
Les Cosmopolites affirment qu’il n’y a qu’une seule forme de gouvernement en tout point irréprochable : le gouvernement de la raison. Il consiste en ceci : le gouvernement d’un peuple raisonnable par des représentants raisonnables et des lois raisonnables. Il est à peine besoin de préciser que le mot raisonnable est employé ici dans son acception première, c’est-à-dire désigne l’usage effectif de la raison et la mise en œuvre de tous les pouvoirs dont elle dispose sur la partie animale de la nature humaine. Dans les temps les plus reculés, et qu’à juste titre on appelle l’enfance du monde, la raison n’agissait le plus souvent qu’à travers l’instinct. Les hommes, encore bien pauvres en expériences, sensuels, pleins de vie, insouciants, nerveux, ne se préoccupaient que de l’instant présent et, pareils à des enfants, n’anticipaient qu’à peine l’avenir et les conséquences naturelles et progressives du présent.
Dieter
Peu de peuples des temps anciens savaient apprécier la liberté à sa juste valeur, moins encore savaient accorder la liberté et l’ordre public, les arts de la guerre et les arts de la paix. Pour les raisons que l’on connaît, il s’ensuit l’effet non moins connu que dans le progrès rapide de la civilisation dans les divers arts et sciences – qui résulte de l’ingéniosité, de l’activité, du travail acharné et de l’émulation que fait naître la concurrence – le plus haut des arts, l’art suprême, celui qui consiste à assurer le bonheur des peuples par la législation et la régulation étatique, était le moins développé entre tous.
Corinna
Aujourd’hui encore, la plus grande et la plus belle partie de l’Europe est soumise à une oppression qui étouffe les forces les plus nobles de l’humanité. Les vestiges de l’époque barbare, de l’ignorance et des erreurs d’un millénaire sombre et brutal. Dans quelques-uns de nos plus puissants royaumes, les droits du trône n’ont été ni équilibrés, ni contrebalancés, ni accordés avec la loi fondamentale de toute société civile. Il existe encore des États où ce n’est pas la raison universelle mais un entendement bien souvent imbécile et la volonté capricieuse d‘un individu, ou du petit groupe de personnes qui savent s’emparer de l’autorité de cet individu, qui constituent la source des lois.
Wieland
« le pire que nous aurions à craindre serait de voir notre mort venir sans que le monde ne soit débarrassé d’une seule crapule. »
Corinna
… et dans la plupart des pays, ce que l’on appelle l’administration de la justice est avilie par des lois barbares, incohérentes entre elles ou mal adaptées à leur époque ou à leur contexte. De plus, dans un grand nombre d’États, rien n’est moins garanti que la propriété privée, l’honneur, la liberté et la vie des citoyens. Et cela en Europe ! Dans un siècle où l’art, la science, le goût, le raffinement et le travail des Lumières, en un temps relativement court, se sont hissés à des hauteurs telles que l’on regarde les siècles précédents avec une sorte de vertige. Mais dans ces domaines importants et fort heureusement si essentiels, il semble (si notre confiance ne s’abuse pas) que l’Europe soit en train de s’approcher d’une bénéfique révolution.
Dieter
S’approcher d’une révolution qui sera menée avec une détermination tranquille, ferme et inébranlable dans le cadre d’une résistance légale – non par des révoltes arbitraires et des guerres civiles, par l’affrontement funeste des passions, par la violence opposée à la violence, mais par la supériorité douce, convaincante et finalement irrésistible de la raison. Bref, d’une révolution qui, sans mettre l’Europe à feu et à sang, consistera à éduquer les hommes quant à leurs véritables intérêts, quant à leurs droits et devoirs, quant au but de l’existence et aux moyens par lesquels ils peuvent y atteindre de manière certaine et infaillible.
Peter
Il résulte de ce qui vient d’être dit que les Cosmopolites considèrent le mode de gouvernement actuel comme l’ossature sur laquelle ils viendront bâtir ce temple du bonheur général auquel les siècles passés ont tous en un sens contribué. Mais selon leurs conceptions, le despotisme est une forme de gouvernement barbare qui, pour pouvoir durer, suppose des conditions qui ne sont plus imaginables dans les nations éclairées d’Europe. D’une manière générale, le despotisme est toujours resté inconnu dans cette partie du monde, même avant l’époque de la civilisation et des Lumières. Et pendant des millénaires la liberté fut l’élément naturel de tous ses citoyens, des plus frustes aux plus policés et éduqués. Dans la défense des lois éternelles de la raison, des droits fondamentaux de l’humanité, il ne doit pas y avoir de renoncement ni de prescription, il ne faut laisser passer aucune occasion de les faire valoir ou d’en parler. Tous les fondateurs des Royaumes européens d’aujourd’hui furent des meneurs d’hommes libres.
Gunther
Quelque soit le régime dans lequel ils vivent, le premier droit que les hommes doivent exiger, et que seul un tyran éclairé pourrait leur refuser, c’est celui de pouvoir être des hommes. Ce qu’ils ne peuvent pas faire lorsqu’ils sont réduits en esclavage. Puisque la Constitution conforme à la raison et le gouvernement des peuples approchent lentement, mais d’autant plus sûrement, et que leur venue ne peut être hâtée par rien d’autre que par la plus grande culture possible de la raison, la plus grande propagation possible des vérités premières, la plus grande diffusion possible de tous les faits, observations, découvertes, études, propositions d’amélioration ou mises en garde dont la publication peut être utile à des sociétés, à des États ou au genre humain en général, les Cosmopolites considèrent la liberté de la presse, sans laquelle rien de tout cela ne pourrait être accompli, comme le véritable palladium de l’humanité, de la conservation de laquelle dépend tout espoir d’un avenir meilleur, et dont la perte entraînerait à l’inverse une longue et terrible suite de maux imprévisibles.
Dieter
Il existe d’innombrables écrits dans lesquels des gens, s’adressant à leurs amis par des lettres ou au grand public par des livres imprimés, relatent les observations et les informations récoltées lors de leurs voyages et pérégrinations. Et puisque la soif de tels écrits augmente jour après jour chez les lecteurs, d’aucuns aimeraient pouvoir disposer d’un critère permettant de déterminer de manière fiable les compétences de ces écrivains et les limites de leur liberté dans la publication de leurs remarques, informations et opinions en fonction des différents cas qui peuvent se présenter.
Wieland
Ce critère me semble être contenu dans la série de vérités que voici. Je les livre avec confiance comme des vérités car non seulement je suis convaincu qu’elles le sont, mais crois également qu’elles apparaîtront comme telles à tout esprit normalement constitué et capable de quelque réflexion.
Corinna
La liberté de la presse est l’affaire de l’espèce humaine tout entière. C’est avant tout à elle que nous devons de nous trouver au niveau de civilisation et d’éclairement où se trouvent la plus grande partie des peuples européens. Que l’on nous prive de cette liberté, et la lumière dont nous nous réjouissons à l’heure actuelle aura tôt fait de disparaître. L’ignorance dégénérera bientôt en bêtise, et la bêtise nous livrera de nouveau à la superstition et au despotisme. Les peuples replongeront dans la barbarie des siècles les plus sombres, et qui aura alors le front de dire la vérité que les oppresseurs de l’humanité cherchent à dissimuler sera considéré comme un hérétique et un séditieux, et sera condamné comme un criminel. La liberté de la presse est donc un droit des écrivains parce qu’elle est un droit des nations policées. Et elle n’est un droit que dans la mesure où les hommes, en tant qu’êtres doués de raison, n’ont rien de plus précieux que la connaissance vraie de tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, peut contribuer à augmenter sa perfection. Les sciences, qui sont à l’entendement humain ce que la lumière est à nos yeux, ne peuvent et ne doivent être enfermées dans aucune autre frontière que celles où la nature elle-même nous a placés. La plus nécessaire et la plus utile de toutes les sciences, celle qui comprend toutes les autres, est la science de l’homme.
Wieland
À l’humanité il incombe d’étudier une chose : l’homme lui-même !
Peter
C’est une tâche à l’accomplissement et au perfectionnement de laquelle on travaillera encore plusieurs siècles. L’instaurer, la promouvoir, la pousser toujours plus loin, tel est l’objet de cette étude de l’homme. Pour faire apparaître ce que l’homme peut faire, il faut d’abord savoir ce qu’il est vraiment et ce qu’il a déjà réalisé. Pour améliorer sa situation et remédier à ses déficiences, il faut d’abord savoir ce qui lui manque, et à quoi tient ce manque. Au fond, la véritable connaissance de l’homme est avant tout historique.
L’histoire des peuples selon leurs caractéristiques passées et actuelles, les différents faits et événements qui les ont marqués, les liens qu’ils entretiennent entre eux, la façon dont l’action ou le succès de l’un d’eux peut en influence d’autres, la philosophie de l’histoire humaine, n’est rien d’autre que la représentation de ce qui est arrivé à l’homme et lui arrive toujours ; représentation d’un même fait toujours répété qu’on ne peut obtenir qu’en ouvrant les yeux pour regarder, et en faisant en sorte que ceux qui ont davantage d’occasions que les autres de voir ce qui est à voir partagent leurs observations avec les autres.
Wieland
C’est sous cet angle qu’il faut examiner tous les récits qui ont été donnés sur la géographie et les peuples de la Terre par des hommes sensés et expérimentés, qu’ils aient voyagé à pied, en voiture ou en bateau, qu’ils soient érudits ou ignorants (car les ignorants eux aussi peuvent avoir le sens de l’observation – et ils voient même bien souvent avec un regard plus frais que les érudits de profession). C’est sous cet angle que l’on peut reconnaître leur importance et la nécessité pour l’espèce humaine, pour chaque peuple, chaque État, chaque être humain, que de tels récits soient reproduits massivement dans les diverses revues de la connaissance humaine.
Dieter
Sans pourtant penser à mal, un témoin peut se tromper dans ses observations. Celui qui répète les propos d’une personne qu’il juge crédible peut avoir été mal informé. L’observateur le plus attentif et le plus perspicace, comme tous les hommes, peut commettre une erreur et ne pas voir un élément essentiel. Il est donc presque impossible que des écrits historiques portant sur les peuples, les États, les mœurs d’une époque, etc., même animés de la plus pure intention de dire la vérité, soient absolument dépourvus de toute inexactitude. Il peut également arriver que quelqu’un, par inexpérience ou à cause de penchants ou de représentations obscures, voit et juge faussement. Mais pour autant, il serait absurde d’en conclure que des écrits qui sont ou pourraient être utiles au monde ne doivent pas être publiés.
Gunther
Voilà ce qui découle de tout cela : que quiconque pense mieux savoir ou avoir découvert les erreurs d’un écrivain et est en mesure d’apporter des corrections a non seulement le droit, mais même une sorte de devoir, d’en faire profiter le monde.
Peter
En particulier chaque grand peuple – et en tout premier lieu le nôtre, dont l’État est composé de parties si diverses et inégales, assemblées au fil du temps par le jeu du hasard plutôt que par une volonté méthodique – cherche à connaître sa condition actuelle le plus exactement possible.
Tout écrit, même le plus modeste, portant sur l’état de l’économie publique, de la police, des populations civile et militaire, de la religion, des mœurs, de l’éducation publique, de la science et des arts, de l’artisanat, de l’agriculture, etc., ainsi que sur le degré de civilisation, de culture, d’humanisation, d’activité et d’aspiration au perfectionnement atteint dans ces domaines et apporte un éclairage supplémentaire – tout écrit de cette nature est précieux et mérite notre reconnaissance.
Gunther
La première et la plus essentielle des qualités d’un écrivain livrant le résultat de sa propre observation est la suivante : sa volonté sincère de dire la vérité, c’est-à-dire de ne laisser sciemment aucune passion, aucune opinion préconçue, aucun dessein personnel intéressé, exercer une influence sur les informations et les remarques qu’il donne à lire.
Wieland
Son premier devoir est la véracité et l‘impartialité. Et puisque nous sommes autorisés à revendiquer tout ce qui constitue une condition nécessaire à l’accomplissement de notre devoir, la franchise est également un droit qui ne peut être refusé à aucun écrivain de cette catégorie. Il doit vouloir et pouvoir dire la vérité.
Corinna
Principe selon lequel un écrivain est parfaitement fondé à dire tout ce qu’il a vu du peuple à propos duquel il nous livre ses observations, le bien comme le mal, ce qui est glorieux comme ce qui est blâmable. Par des tableaux infidèles qui n’en présenteraient que les bons côtés et occulteraient les mauvais, voire en donnerait une description embellie, c’est-à-dire flatteuse mais trompeuse, il n’est pas rendu service au monde.
Personne ne peut se sentir offensé d’être donné à voir tel qu’il est. La politesse qui nous interdit d’évoquer les défauts d’une personne en public n’est nullement un devoir de l’écrivain, dont la tâche est de parler des hommes en général, ou bien encore des nations et des États, quelle que soit leur importance.
Gunther
La nation se rendrait coupable d’injustice et se ridiculiserait aux yeux du monde qui réclamerait qu’on la tienne pour irréprochable et parfaite à tous égards.
Wieland
… et il faudrait qu’elle soit absolument irréprochable pour qu’un observateur compétent n’y trouve rien à critiquer.
Gunther
Les souverains qui ont un juste sentiment de leur dignité et de leur fonction méprisent les flatteries et savent que celui qui a le courage de leur dire des vérités désagréables à entendre leur veut certainement du bien.
Wieland
Le meilleur souverain est celui dont le vœux le plus cher est de devenir le meilleur homme de son peuple.
Gunther
… et il est bien certain qu’un tel souverain ne prendra pas mal qu’on lui fasse comprendre avec modestie ce qu’on dira sans crainte une fois qu’il sera trop tard pour lui d’en tirer bénéfice.
Wieland
Tant que les hommes auront une tête pour penser, Rousseau, Voltaire et tous ceux qui exercent une influence sur le monde intellectuel seront considérés comme des créateurs de leur siècle au même titre que les monarques au pouvoir.
Dieter
La seule chose qu’exige le respect pour une nation ou une communauté, c’est de parler de ses imperfections en termes convenables, sans exagération, amertume ni malice, et de faire la preuve de son impartialité en rendant justice à ses qualités et à tout ce qui mérite d’être loué. Pour acquérir une juste connaissance des nations et des époques, il est surtout nécessaire d’identifier ce qui distingue ou caractérise chaque peuple.
Wieland
Ces caractéristiques s’expriment habituellement aussi bien, et souvent même mieux, dans les défauts que dans la perfection.
Corinna
Bien souvent, ces défauts consistent seulement en un excès de certaines caractéristiques, par ailleurs très méritoires lorsqu’elles restent contenues dans des proportions maîtrisées, comme l’excès d’élégance chez les être maniérés. Faire remarquer des défauts de ce type, ce n’est pas offenser mais donner une indication méritant la gratitude sur la façon dont on peut devenir meilleur et plus digne d’éloges. Où qu’il se rende, un observateur impartial que la nature a doté de sagacité et de vivacité d’esprit perçoit les hommes et leurs actes, leurs particularités, leurs travers et leurs imbécillités sous leur vrai jour et, sans la moindre intention de vouloir tourner quoi que ce soit en dérision, il se trouve que l’on ne puisse se retenir de rire ou de sourire de ce qui est ridicule.
Wieland
Bien heureux le pays n’ayant que des défauts qui prêtent seulement à rire.
Peter
Celui qui, venant d’un grand État, arrive dans un autre dont la Constitution et les mœurs ou le caractère national diffèrent fortement – comme par exemple entre un État militaire et un autre qui doit sa prospérité à la paix et aux arts pacifiques – se trouve en mesure de remarquer toutes les différences entre ces deux États car c’est précisément ces différences qui lui apparaîtront le plus nettement. Et tout naturellement, il trouvera du plaisir à confronter et à comparer entre elles les caractéristiques des deux nations.
Dieter
De la même manière qu’il n’existe pas d’objet que l’on puisse soustraire à l’étude scientifique, pas même de croyance que la raison ne puisse examiner pour voir si elle est digne de foi ou non, de la même manière il n’existe pas de vérité historique ou pratique sur laquelle on pourrait jeter l’interdit ou que l’on serait en droit de déclarer illégale. Il est absurde de vouloir faire des secrets d’États de choses qui sautent aux yeux, ou de s’offusquer que quelqu’un ose dire au monde ce que des centaines de milliers de personnes voient, entendent et sentent.
Corinna
Une chose distingue d’ailleurs les Cosmopolites des autres Ordres secrets : ils n’ont rien à cacher, pas plus qu’ils ne cherchent à tenir secrets leurs principes fondamentaux et leurs opinions. Le monde entier peut savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils entreprennent et quelles voies ils empruntent. Quelle sagesse peut-on attendre d’hommes qui, avec les mines les plus solennelles, habillent et déshabillent des poupées, jouent à colin-maillard ou à cacher des aiguilles ? Les raisons sont tout aussi absurdes au nom desquelles on affirme qu’il est nécessaire de fixer arbitrairement des bornes à la liberté de la presse. Il est incontestablement établi que l’on ne peut imposer à la liberté de la presse aucune autre limite que celles qui s’appliquent à tout écrivain, tout libraire et tout imprimeur en vertu du droit civil général : celle des écrits dont la publication dans un État policé, quelles que soient sa taille et les libertés individuelles qui y ont été instaurées, constitue un délit et doit en effet être considéré comme tel !
Gunther
C’est-à-dire tous les écrits contenant des injures interdites ou proscrites par les lois civiles et adressées directement à des personnes connues ou clairement désignées.
Peter
Les écrits qui appellent ouvertement au soulèvement et à la révolte contre les autorités légitimes.
Dieter
Les écrits qui s’attaquent ouvertement à la Constitution légitime de l’État.
Gunther
Les écrits qui appellent ouvertement au renversement des religions, de la morale et de l’ordre civil. Dans tous les États, ces différents types d’écrits sont aussi condamnables que la haute trahison, le vol et l’assassinat.
Corinna
Mais ces petits mots, directement, ou encore ouvertement, sont rien moins que superflus. Ils sont absolument essentiels dans la mesure où tout le caractère répréhensible d’un écrit attaqué repose sur eux. Car si un censeur ou le juge civil se trouvait autorisé à juger un écrit en fonction des conclusions qu’il peut en tirer, lesquelles dépendent de sa manière de voir, de son opinion particulière, de ses préjugés, de son degré de compréhension, de sa connaissance ou de son ignorance, de son sentiment ou de son goût, quel livre serait alors à l’abri du bannissement ?
Wieland
Et nous savons d’expérience que dans les pays où règne une telle censure arbitraire, ce sont précisément les meilleurs ouvrages qui sont mis en premier à l’index.
(Vous êtes-vous déjà posé la question de savoir ce qui se passerait si des pièces de théâtre venaient à être censurées? Si l’on n’avait plus le droit de jouer toutes ces œuvres?)
La Mort de Danton
Le Nom de la rose
Don Carlos
Guillaume Tell
Richard III
La Papesse Jeanne
Le Vicaire
L’Éveil du printemps
Les Brigands
La Folle Journée, ou le Mariage de Figaro
L’Accusateur public
Macbeth
Marat-Sade
Purgatoire à Ingolstadt
Arturo Ui
Monsieur Bonhomme et les Incendiaires
Jules César
Michael Kohlhaas
Les Versets sataniques
La Révolution n’est pas encore terminée
La Cruche cassée
Peter
Peu importe qu’on laisse le soin à un juge ou à un censeur d’examiner les écrits qui passent pour délictueux. Il demeure incontestable que seuls peuvent être interdits les livres dont l’auteur a commis un délit en les publiant.
Dieter
Sur la question de savoir si le contenu d’un livre est ancien ou moderne, intéressant ou insignifiant, utile ou nuisible, si son auteur raisonne bien ou mal, le censeur n’a pas à statuer – seul le public y est fondé.
Gunther
Un livre peut encore moins être réprimé avec violence pour un prétexte de ce genre sans enfreindre les droits fondamentaux de la république des savants. Les sciences, la littérature et l’art de l’imprimerie, la plus noble et la plus utile de toutes les inventions depuis l’écriture alphabétique, ne sont pas la propriété de tel ou tel État, mais appartiennent à l’espèce humaine tout entière. Bien heureux le peuple qui sait reconnaître la qualité, qui l’accueille, en prend soin, l’encourage, la protège, et laisse grandir et vivre sans entraves dans la liberté, qui est son élément naturel.
Wieland
Et parce qu’aucun tribunal humain n’a le droit de prendre une décision par laquelle il ferait dépendre de son bon vouloir la quantité de lumière qui nous parvient, il faudra bien s’en tenir à ce que tous les hommes, sans exception, de Socrate ou Kant jusqu’aux tailleurs et cordonniers qui jouissent des plus faibles lumières naturelles, soient fondés à éclairer l’humanité comme ils le peuvent dès lors qu’un bon ou un mauvais esprit les y pousse.
Dieter
Qui est fondé à éclairer l’humanité ?
Wieland
Celui qui le peut ! Éclairer, cela veut dire apporter autant de connaissances que nécessaire pour pouvoir toujours et en toute chose distinguer le vrai du faux. Les objets de notre connaissance sont soit des choses passées, soit des représentations, des notions, des jugements et des opinions. Les choses passées sont tirées au clair lorsque l’on enquête sur la façon dont elle se sont passées jusqu’à pouvoir satisfaire tout chercheur impartial. Il n’existe pas d’autre moyen de réduire la masse des erreurs et des illusions nuisibles qui assombrissent l’entendement humain.
Corinna
À quoi reconnaît-on les Lumières véritables ?
Wieland
Lorsque croît le nombre des personnes qui pensent, étudient et cherchent la lumière, en particulier dans la classe des hommes qui ont le plus à gagner du maintient dans l’obscurité. Je n’aime pas penser à mal des mes contemporains, mais je dois avouer que la question de la sécurité des moyens d’éclairement pourrait malgré moi me rendre suspecte la probité de celui qui la pose. Veut-il dire qu’il y aurait des choses respectables qui ne pourraient souffrir aucun éclairage de la raison ? Non, nous ne voulons pas penser tant de mal de son entendement. Mais peut-être se dit-il qu’il y a des cas dans lesquels trop de lumière est nuisible, où l’on ne peut enquêter qu’avec précaution et par étapes.
Fort bien. Seulement cela ne peut être le cas avec les Lumières, qui sont provoquées par la distinction entre le vrai et le faux – pas en Allemagne du moins, car notre nation n’est pas aveugle à ce point. Quelle honte ne serait pas la nôtre, si après nous être habitués depuis trois siècles déjà à un certain degré de lumière, nous n’étions pas en mesure de supporter la claire lueur du soleil ? Il est clair comme de l’eau de roche que ce ne sont que des faux-fuyants avancés par les respectables personnes qui ont des raisons bien à elles de ne pas vouloir que la lumière soit faite autour d’eux. Dites, ai-je raison ? Quelle est votre opinion ? Vous, cher voisin, qui avez des oreilles un peu partout ? On peut bien considérer la chose sous l’angle que l’on veut, on constatera toujours que dans cette liberté, la société humaine est infiniment moins menacée que lorsque l’éclairement des pensées et des actes des hommes est traité comme un monopole ou une affaire exclusivement corporative.
Corinna
Plus que toutes les autres, la nation allemande a cette qualité exceptionnelle d’être une protectrice de la liberté de la presse. C’est en son sein que la typographie vit le jour, puis bientôt les hommes pleins de courage qui, simplement par l’usage ingénieux qu’ils firent de cette invention, devinrent capables de libérer la moitié de l’Europe de la tyrannie de la cour de Rome, d’affirmer les droits de la raison contre les vieux préjugés, et de tirer de son sommeil plus que millénaire cet esprit d’enquête indépendant qui vint progressivement jeter une lumière bienfaisante sur tous les objets de la connaissance humaine.
Wieland
Comme il serait dommageable pour nous de revenir sur nos propres avancées, de bloquer le progrès de la science au moment où il est le plus animé, et des Lumières, auxquelles nous devons déjà tant de choses et dont nous et ceux qui viendront après nous pouvons encore tant attendre ; comme il serait dommageable de vouloir fixer des limites artificielles, puisqu’en vertu de la nature de l’esprit humain, le travail des Lumières est aussi illimité que la perfection à laquelle l’humanité, avec son aide justement, peut et doit aspirer.
Par cette liberté à laquelle tous les hommes ont droit, j’entends la libération du pouvoir arbitraire et de l’oppression.
Peter
Il s’impose de la même manière à tous les membres de l’État d’obéir aux lois de la raison.
Dieter
Usage illimité de nos forces sans aucune restriction.
Gunther
La liberté de penser, la liberté de la presse, la liberté de conscience en tout ce qui concerne la croyance en un être supérieur et son culte. Une liberté sans laquelle l’homme, en tant qu’être doué de raison, ne peut pas réaliser le but de son existence.
Corinna
Une liberté qui lui est donc non seulement garantie par la Constitution d’un État, mais au bon usage de laquelle il doit être formé par son éducation.
Wieland
Car : tout ce que nous pouvons savoir, nous avons aussi le droit de le savoir.
Introduction
Lecture consacrée à Wieland, « Presse ? Liberté ! »
Mesdames et Messieurs,
Quinze journalistes assassinés, cent-soixante journalistes, activistes en ligne et blogueurs citoyens en prison. Pour l’année 2015, entamée depuis deux mois seulement, le baromètre de l’organisation Reporters Sans Frontières affiche déjà un bilan alarmant. Des êtres humains sont tués parce qu’ils se sont donné pour tâche de défendre la liberté des idées et de nous informer sur les événements qui ont lieu dans le monde, de les classer et de les commenter – éventuellement de manière satirique. Huit des quinze journalistes assassinés travaillaient pour le magazine satirique français Charlie Hebdo. L’attentat perpétré par des terroristes islamistes le 7 janvier à la rédaction du journal a jeté l’effroi et fut vivement condamné dans le monde entier. Mais cette attaque a également montré la fragilité d’un droit fondamental inscrit dans les Constitutions de nos États occidentaux : la liberté de la presse – un droit si évident pour de nombreux jeunes de ce pays qu’ils s’en soucient à peine. Mais il s’agit bel et bien d’un droit fondamental, et l’attentat de Paris a prouvé qu’il devait être affirmé et défendu chaque jour. Quand, à l’automne dernier, Cornelia Sikora m’a demandé si je serais disposé, en tant que rédacteur de presse, à dire quelques mots à l’occasion de cette lecture, nous ignorions quelle dramatique actualité s’apprêtait à prendre le thème de la liberté de la presse. Sans ces tragiques événements, nous aurions sans doute passé une belle soirée, confortablement installés, à écouter les réflexions judicieuses de Christop Martin Wieland sur la liberté de la presse et la liberté d’expression, et nous serions ainsi confortés dans l’idée que tout ce pour quoi il s’était battu au xviiie siècle était pour nous, au xxie siècle, un acquis évident. Les semaines qui se sont écoulées depuis le début de l’année ont pourtant montré qu’il n’en est rien. Les droits et devoirs de l’écrivain tels que le citoyen du monde – le Cosmopolite – Christoph Martin Wieland les a formulés, sont aujourd’hui tout aussi actuels qu’à l’époque des Lumières où ils furent énoncés. Wieland considère que la liberté de la presse fait partie des droits de l’homme. L’homme, en tant qu’être de raison, dispose d’un droit à la connaissance et à la vérité. Ce droit constitue le socle sur lequel repose la culture et l’épanouissement de la plupart des peuples européens. Sans cette liberté, ignorance, bêtise, superstitions et despotisme ne tarderaient pas à se réinstaller. C’est ce qu’en substance Wieland écrivait en 1785 dans Teutsche Merkur, la revue qu’il dirigea et qui fut la plus durable et la plus largement diffusée du xviiie siècle. Il ne le fit pas sans raison. Wieland fut lui-même victime de la censure et des autodafés. Une grande partie de ce que nous, rédacteurs de presse et journalistes, apprenons aujourd’hui au cours de notre formation en ce qui concerne les principes de notre activité quotidienne, c’est Wieland qui, comme une sorte de lointain confrère, en a posé les fondements il y a 230 ans. Ainsi, celui qui écrit doit toujours considérer les événements et les enjeux dont il traite sous plusieurs angles, afin de ne pas donner une représentation partiale des faits. Il doit avoir la sincère volonté de dire la vérité. Wieland entend par là qu’il doit absolument se garder de sacrifier aux passions, aux avis préconçus ou à ses fins personnelles. Véracité et impartialité sont les impératifs suprêmes. Mais il apporte également des restrictions. Ainsi, la liberté de la presse et la liberté d’expression ne doivent offenser personne et ne doivent pas s’attaquer aux autorités ni appeler à leur renversement. Rétrospectivement, et à la lumière du siècle dernier en particulier, il faudrait peut-être mettre en doute cette dernière limitation. Si elle avait été strictement respectée, un rideau de fer partagerait peut-être encore l’Europe en deux. La critique des systèmes en place – notamment par la presse – a contribué à ce que nous vivions aujourd’hui dans une Europe libre et éclairée. L’impératif de Wieland selon lequel la liberté de la presse et la liberté d’expression doivent s’arrêter là où commence l’offense personnelle me semble plus actuel que jamais. Trop souvent dans le monde des médias toujours plus rapide, les faits sont occultés par les personnes. Il faut se vautrer dans les bassesses humaines pour avoir encore une chance d’être lu, vu ou entendu. Et inutile de dire qu’à ce jeu-là, certains médias font volontiers de l’excès de zèle. Ainsi, par le jeu d’internet et des réseaux sociaux, des hommes et des femmes se voient cloués au pilori médiatique du jour au lendemain sans avoir le temps de réagir. À l’époque du numérique, chaque citoyen devient un journaliste et peut faire des victimes médiatiques – éventuellement de manière anonyme. La diffusion d’affirmations et d’accusations est plus incontrôlable et plus irréversible qu’à l’époque des “seuls” journaux imprimés, dont la portée était restreinte. Aujourd’hui, ce qui est écrit est consultable sans limite de temps, dans le monde entier, et presque impossible à supprimer. Et dans les médias numériques, nombreux sont ceux qui ne s’embarrassent plus de vérifications minutieuses mais se contentent de reprendre tel quel ce que d’autres présentent comme les faits. Dans la course pour être le plus rapide ou le plus bruyant, il n’est souvent plus assez de temps pour vérifier les affirmations. Car dans bien des cas, la réalité se révèle bien moins spectaculaire que le scandale supposé. Pourquoi faire des recherches si c’est pour détruire la belle histoire que l’on veut raconter ? Au-delà de la liberté de la presse, qui protège de la censure et des pressions, la responsabilité de la presse est plus indispensable que jamais.
J’ai commencé en évoquant les quinze journalistes assassinés cette année. De tels actes seraient-ils possibles en Allemagne ? Il y a un an, j’aurais sans doute répondu à cette question par la négative. Mais depuis que les auto-proclamés sauveurs de la patrie et les théoriciens du complot défilent chaque semaine dans les rues aux cris de « Médias Menteurs », j’ai tendance à penser que chaque journaliste critique envers leur vision simpliste du monde peut devenir une cible. On en trouve un exemple avec ces extrémistes de droite qui au début de l’année essayèrent d’intimider un journaliste en diffusant un faux avis de décès portant son nom. De tels incidents soulèvent toujours un tollé et poussent les politiques à célébrer ce bien si précieux qu’est la liberté de la presse dans leurs grands discours. On en sait en revanche assez peu sur le combat qui est livré chaque jour dans les rédactions allemandes pour la défense de cette liberté. Car cela se joue de manière beaucoup plus subtile : désormais, tous les journalistes professionnels ont affaire à des chargés de communication. Ceux-ci assurent la promotion auprès des journalistes du discours ou des intentions de leurs employeurs, qu’il s’agisse de politiciens ou d’entreprises. Il ne s’agit plus depuis longtemps de publicité mal déguisée ou de bourrage de crâne grossier, aisément identifiables. Au fil du siècle dernier, le secteur des relations publiques est devenu une branche très lucrative. Les journalistes non moins professionnels qui s’y activent savent très exactement à quels appâts mordent leurs confrères de la presse papier, de la radio et de la télévision. Autrement dit : dans une société de l’information toujours davantage pressée par le temps et les coûts, il est de plus en plus difficile pour les rédacteurs de distinguer entre ce qui relève de la communication habile et ce qui est véritablement pertinent. Parfois, parce que cela est plus facile et plus rapide, ils reprennent sans la moindre vérification les éléments qui leur sont servis. Face à cette situation, j’aime à m’imaginer l’exigeant Christoph Martin Wieland dans les rédactions du xxie siècle. Avec les droits et les devoirs qu’il a donné aux écrivains dans les années 1780, il serait certainement de très bon conseil pour tous les rédacteurs d’aujourd’hui. C’est pourquoi, Wieland, mon cher confrère, je te laisse la parole.
Merci beaucoup.